« L’immobilisme est le chemin le plus court à la catastrophe », c’est avec cette citation que Christian Huygue, directeur scientifique à l’Inrae, a introduit la table ronde sur le changement climatique et le management des risques en agriculture organisée à l’occasion de la célébration des 10 ans de la Chaire management des risques en agriculture d’UniLaSalle et Groupama Paris-Val de Loire.
Face au changement climatique, le coût de l’inaction sera plus important que celui de l’action, a-t-il ajouté. Les évènements extrêmes seront plus fréquents et plus intenses, la variation interannuelle va aussi augmenter fortement. Cela aura pour incidence une diminution en quantité des productions actuelles ainsi que de leur qualité, des risques sanitaires croissants avec l’apparition de nouvelles maladies et aussi une hausse du coût des intrants (eau, engrais) en raison de la limitation des ressources.
« Il faut donc agir et revoir tout le système dès maintenant », a martelé Christian Huygue. « Cela passe par un soutien aux innovations de rupture, et la recherche a un rôle crucial pour cela. Il faut aussi construire des narratifs, expliquer où on doit aller. Les leviers sont nombreux, il n’existe pas de solution unique, c’est cela qui est compliqué ! »
Cette transition aura un coût effectif pour les agriculteurs et pour l’ensemble des acteurs de la chaîne de valeur, jusqu’aux consommateurs. « Il faut couvrir le risque engendré par les aléas interannuels et donc penser des dispositifs assurantiels pour que les agriculteurs puissent y faire face. Et aussi couvrir le risque pris par les agriculteurs qui agissent pour changer leurs pratiques », explique le chercheur.

Soutenir les agriculteurs « explorateurs »
Changer ses pratiques, son système, aller vers l’inconnu, ce n’est pas si simple pour les chefs d’exploitations agricoles. L’enquête "Vulnérabilité et préférences des agriculteurs face aux risques agricoles" menée en 2024 par la Chaire management des risques en agriculture, montre une diversité dans les profils des agriculteurs face au risque.
« Le profil majoritaire, ce sont les agriculteurs qui acceptent de prendre des risques mais qui n’aiment pas "l’ambiguïté", c’est-à-dire le manque de références, d’informations fiables », explique Marie-Rose Randriamarolo Malavaux, chargée de recherches au sein de la Chaire. Ces personnes préfèrent attendre que les autres changent pour avoir des références et ensuite se lancer. Ils ont besoin d’avoir des témoignages de la part des agriculteurs "précurseurs", dont le profil est minoritaire.
« Les "explorateurs" ou "précurseurs", ce sont les chefs d’exploitations qui aiment le risque et l’ambiguïté, car elle peut être source d’opportunités. Ces agriculteurs-là initient le changement. Mais pour la moitié d’entre eux, ils sont aussi fortement vulnérables d’un point de vue économique », poursuit la chargée de recherches à UniLaSalle. Comment mieux les accompagner alors qu’en initiant un changement dans leurs pratiques, ils s’exposent à des échecs et à des conséquences financières sur leur ferme ? Cela peut passer par un système d’assurance ou des primes.
Une prime pour couvrir le risque pris par les agriculteurs qui modifient leurs pratiques, c’est ce que la coopérative Vivescia a mis en place avec son programme Transitions vers l’agriculture régénérative. « L’agriculteur engagé pour trois ans dans cette démarche décide des leviers qu’il va actionner sur sa ferme pour avoir un impact positif sur l’environnement. Il bénéficie d’une prime de 100 à 150 €/ha qui permet de couvrir les coûts des pratiques mises en place mais aussi le risque que cela engendre notamment sur les rendements », explique Julien Roy, directeur stratégie développement et RSE de MaltEurope (groupe Vivescia).
Faire face aux échecs potentiels
Si ce frein économique au changement peut être levé par la mise en place de primes, reste parfois des freins techniques. « Les niveaux de maîtrise agronomique peuvent être différents. On propose un accompagnement sur mesure et des formations », poursuit Julien Roy. L’ambition du programme Transitions est d’embarquer 1 000 agriculteurs vers l’agriculture regénérative en 2026. Dès le début du programme en 2023, la coopérative s’est appuyée sur un groupe d’une centaine de chefs d’exploitations agricoles déjà engagés depuis plusieurs années dans des pratiques comme le non-labour, l’ACS, la préservation de la biodiversité, etc. « Ce sont nos meilleurs ambassadeurs auprès des autres agriculteurs pour initier le changement ! »
Dernier frein au changement, et pas le moindre, le frein psychologique. « La notion de changement est complexe pour un agriculteur », corrobore Christophe Buisset, lui-même chef d’exploitation dans la Somme et vice-président de Groupama Paris Val de Loire. « On se regarde beaucoup entre nous. Quand un voisin se plante, ça se voit et c’est dur de gérer psychologiquement le regard des autres. »
Un changement parfois compliqué aussi à impulser pour un jeune installé : pourquoi changer un système qui a toujours fonctionné comme ça ? Comment convaincre des parents réticents ? « Le fait d’y aller en groupe peut faciliter la démarche et permettre de lever ce frein psychologique », avance Julien Roy.
« Je plaide de mon côté chez Groupama pour qu’on assure toutes les exploitations, dans leur diversité, et aussi quand elles tentent des nouvelles choses », complète Christophe Buisset.
Pour accompagner les chefs d’exploitation vers la transition, l’urgence est de mettre en place un accompagnement personnalisé selon leur rapport au risque, conclut Marie-Rose Randriamarolo Malavaux : « Identifier les "agriculteurs précurseurs" qui vont initier le changement et les sécuriser financièrement dans leur prise de risque. Ensuite les mettre en contact avec les agriculteurs qui aiment le risque mais ont besoin de témoins fiables pour se lancer. Et enfin partager ces expériences, former, sécuriser les agriculteurs "consolidateurs", qui n’aiment ni le risque ni l’ambiguïté. »